Patrick Lingibé, membre du Conseil national des barreaux et ancien vice-président de la Conférence des bâtonniers de France
Un gouvernement doit par nature être de plein exercice et légitime. Cette légitimité, il la trouve en sein de la confiance dont il dispose au sein de l’Assemblée nationale qui est la seule chambre disposant de la capacité de le renverser.
Aux termes de l’article 20 de la Constitution, le gouvernement doit déterminer et conduire la politique de la Nation. Autrement dit, chaque ministre engage à cet effet au niveau de son département ministériel les politiques publiques arrêtées. Ce gouvernement fonctionne sous la direction du Premier ministre qui a pour fonction principale de le diriger et d’en assurer en son sein la cohérence de la politique menée.
La situation des élections législatives anticipées a conduit à ce que le président de la République se retrouve avec une majorité parlementaire qui ne partage pas ses idées. Il s’ensuit que le Premier ministre sortant, tirant les conséquences de cette situation et conformément à la tradition républicaine, doit remettre sa démission, suite aux résultats défavorables à la majorité sortante.Le présent article a pour objet de répondre aux interrogations qui se posent à la suite de la démission d’un gouvernement.
Quand le gouvernement est-il considéré comme effectivement démissionnaire ?
En premier lieu, il faut savoir que, tant que le président de la République n’a pas accepté la démission du Premier ministre, le gouvernement ne peut être considéré comme démissionnaire. Parmi les arrêts rendus à ce sujet, nous pouvons citer celui du 28 mai 1982, Ministre de la Défense, n° 35147, où le Juge du Palais-Royal a considéré à cet effet que « le recours du ministre de la Défense a été signé le 22 juin 1981 ; qu’à cette date le décret du 22 juin 1981, publié au journal officiel du 23, par lequel le président de la République a accepté la démission du gouvernement, n’était pas entré en vigueur ; que, dès lors, et en tout état de cause, M. B. n’est pas fondé à soutenir que la délégation donnée par le ministre de la Défense au signataire du recours était devenue, à la date du 22 juin 1981, caduque, du fait de la démission du déléguant ; ».
Cependant, il faut savoir que sur ce point le président n’a pas de délai prévu par la Constitution pour acter de la démission gouvernementale. Le seul exemple que l’on ait à ce sujet est la démission présentée par le Premier ministre Georges Pompidou suite à la motion de censure voté par l’Assemblée nationale le 5 octobre 1962. Le général de Gaulle refusa cette démission et prit, en réponse, la décision de dissoudre l’Assemblée nationale le 10 octobre 1962. La démission du gouvernement Pompidou ne sera acceptée que le 28 novembre 1962 avec une publication au journal officiel le 29 novembre. Ce gouvernement démissionné par l’Assemblée nationale va ainsi demeurer en place du 5 octobre 1962 au 29 novembre 1962, soit un mois et 24 jours. Une telle situation pose inévitablement la question de la légitimité politique qu’un chef de l’État ne peut méconnaître, sauf à ouvrir une crise sociétale majeure avec un corps électoral qui a manifesté une volonté de changement de ligne opposée au président de la République.
Qu’entend-on par « gestion des affaires courantes » ?
En deuxième lieu, l’acceptation officielle et publiée de la démission du gouvernement ouvre une période intérimaire durant laquelle le gouvernement démissionnaire ou démissionné doit se limiter à gérer ce que l’on appelle les affaires courantes. Cette notion ne figure pas dans la Constitution de 1958 contrairement à celle de 1946 qui, en son article 52, en faisait mention. Elle nous vient de la jurisprudence du Conseil d’État. C’est d’ailleurs sur la base constitutionnelle de la Quatrième République que va être rendu un arrêt qui va se référer à cette notion concernant un décret pris le 17 juin 1946 par un gouvernement démissionnaire pour appliquer à l’Algérie la loi du 11 mai 1946 portant transfert et dévolution des biens de presse. Dans sa décision rendue en assemblée le 4 avril 1952, Syndicat régional des quotidiens d’Algérie, n° 86015, le Conseil d’État a jugé « qu’en raison de son objet même, et à défaut d’urgence, cet acte réglementaire qui devait, non pas appliquer simplement mais transposer en Algérie, compte tenu des circonstances locales, le système de la loi du 11 mai 1946, et fixer les règles de droit applicables aux actes individuels de transfert à intervenir ultérieurement, ne peut être regardé comme une affaire courante, si extensive que puisse être cette notion dans l’intérêt de la continuité nécessaire des services publics ; qu’il suit de là, sans qu’il soit besoin d’examiner l’autre moyen de la requête, que les requérants sont fondés à demander l’annulation du décret ci-dessus visé du 17 juin 1946 pour défaut de qualité de ses auteurs ; ».
La jurisprudence a eu par la suite l’occasion de préciser ce qui relevait des affaires courantes et ce qui devait en être exclu. En résumé, tout ce qui relève de la gestion ordinaire quotidienne du service public gouvernemental relève des affaires courantes. Cette notion impose au gouvernement démissionnaire de ne pas procéder à des engagements, notamment financiers, qui seraient de nature à s’imposer aux futurs gouvernants : lorsqu’un gouvernement est démissionnaire ou démissionné, les ministres ne peuvent plus engager et conduire de politiques publiques. Le gouvernement ne peut que gérer les affaires courantes jusqu’à ce qu’il soit remplacé par un nouveau Premier ministre et de nouveaux ministres. Le gouvernement sortant ne peut pas engager par principe de dépenses nouvelles qui peuvent obérer les futurs gouvernants, sauf en cas urgence démontrée.
Les collectivités territoriales également limitées dans leur capacité d’action
Cette notion d’affaires courantes est applicable également aux collectivités territoriales. Par exemple, le Juge du Palais-Royal a rendu un arrêt le 4 février 2005, T, n° 273727, à propos de deux demandes de dissolution de l’assemblée de la Polynésie française présentées par le président de la Polynésie française au président de la République. Le Juge du Palais-Royal a rejeté la requête en jugeant que « l’adoption de la motion de censure met fin aux fonctions du gouvernement de la Polynésie française. Celui-ci assure toutefois l’expédition des affaires courantes jusqu’à l’élection du nouveau président de la Polynésie française ».
La gestion des affaires courantes ne peut par principe durer très longtemps puisque les actes pris par le gouvernement démissionnaire ne peuvent être déterminants et répondre au rôle qui lui est dévolu par l’article 20 de la Constitution, à savoir de notamment conduire la politique de la Nation. De plus, nous ajoutons que le maintien trop longtemps d’une telle situation est de nature à créer une insécurité juridique : tous les actes qui excèdent la stricte gestion des affaires courantes sont susceptibles d’être contestés devant le juge administratif. Enfin, on ne peut déterminer et conduire de politique pour la Nation sans prendre des actes d’engagement forts qui ne peuvent aucunement relever des affaires courantes.
Quid de l’incompatibilité entre les fonctions de ministre et celles de député ?
En troisième lieu, il y a une problématique en arrière-plan qui peut se poser également après la démission d’un gouvernement. En effet, l’article 23 de la Constitution dispose que « les fonctions de membre du gouvernement sont incompatibles avec l’exercice de tout mandat parlementaire ». Cependant, cette interdiction relève de la notion de l’incompatibilité et non de celle l’inéligibilité : l’incompatibilité empêche un candidat élu de cumuler un autre poste et l’oblige à choisir le mandat qu’il entend exercer ; l’inéligibilité empêche un candidat de se présenter et d’être élu en raison d’interdictions législatives prévues.
Il s’évince donc qu’un ministre peut parfaitement se présenter comme candidat à une élection parlementaire comme l’a jugé le Conseil constitutionnel notamment dans une décision n° 67-439 AN du 21 juin 1967 A.N., Rhône (4e circ.) : « 3. Considérant que si l’article 23 de la Constitution établit l’incompatibilité des fonctions de membre du gouvernement avec l’exercice de tout mandat parlementaire, aucune disposition constitutionnelle ou législative n’édicte une inéligibilité à un mandat parlementaire à l’encontre des membres du gouvernement ; ».
Suite aux élections législatives anticipées qui se sont tenues les dimanches 30 juin et 7 juillet 2024, il se trouve que 17 ministres en fonction ont été élus en qualité de député. La question se pose dès lors de savoir quelle est la situation de ces derniers. Il faut se référer aux termes de l’article 1er de l’ordonnance n° 58-1099 du 17 novembre 1958 modifiée portant loi organique pour l’application de l’article 23 de la Constitution qui disposent : « Pour chaque membre du gouvernement, les incompatibilités établies à l’article 23 de la Constitution prennent effet à l’expiration d’un délai d’un mois à compter de sa nomination. Pendant ce délai, le parlementaire membre du gouvernement ne peut prendre part à aucun scrutin et ne peut percevoir aucune indemnité en tant que parlementaire. Les incompatibilités ne prennent pas effet si le gouvernement est démissionnaire avant l’expiration dudit délai ».
Il s’ensuit qu’un ministre nouvellement élu parlementaire ne peut participer juridiquement à aucun scrutin parlementaire pendant le délai d’un mois courant à compter du jour de son élection, soit le mardi 30 juillet 2024 en cas d’élection au premier tour, soit le mardi 6 août 2024 en cas d’élection au second tour.
Cependant, cette incompatibilité cesse dès lors que le gouvernement dont fait partie le ministre élu parlementaire est démissionnaire et que cette démission a été acceptée par le président de la République. Autrement dit, les ministres élus récemment députés pourront juridiquement participer au scrutin du jeudi 18 juillet 2024 en vue de l’élection notamment de la présidente ou du président de l’Assemblée nationale, dès lors que leur démission ès qualités de ministre a été acceptée. Attention, cette démission prend effet immédiatement et n’a pas besoin pour sa validité d’être publiée au Journal Officiel comme l’a précisé le Conseil constitutionnel a contrario dans sa décision n° 2000-26 REF du 6 septembre 2000, Décision du 6 septembre 2000 sur une requête présentée par Monsieur Stéphane Hauchemaille : « 10. Considérant, en second lieu, que MM. Vaillant et Paul ont été nommés respectivement ministre de l’intérieur et secrétaire d’État à l’outre-mer par un décret signé par le président de la République et contresigné par le Premier ministre le 29 août 2000 ; que cette décision a pris effet immédiatement ; qu’ainsi, tant le 30 août 2000, date à laquelle a été délibéré en conseil des ministres le décret attaqué, que le 31 août 2000, date à laquelle il a été contresigné par MM. Vaillant et Paul, ces derniers exerçaient les fonctions de ministre de l’intérieur et de secrétaire d’État à l’outre-mer ; que, par suite, ce second grief doit être rejeté ; ».
Il est vrai que cette manière de procéder peut-être de nature à interloquer la citoyenne-électrice et le citoyen-électeur qui ont du mal à comprendre ce mélange des genres et cette confusion de fonctions entre un ministre élu député ou un nouveau député toujours ministre en fonction. Même si cela est parfaitement légal, une telle situation s’accommode sur le plan moral difficilement avec le principe sacramentel de la séparation des pouvoirs posé par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».