Réunis en assemblée plénière extraordinaire, les conseillers territoriaux ont voté à l’unanimité pour la réalisation d’une route revêtue et non d’une piste améliorée comme celle préconisée par l’Etat pour relier Apatou à Papaïchton et désenclaver les communes isolées du Maroni. La délibération de la CTG acte également le financement par la collectivité de la totalité des études techniques et sociales préalables aux travaux, estimées à 30 millions d’euros.
Que ce fut sinueux comme une route de montagne. Malgré une volonté politique transpartisane affichée, une coopération de tous les groupes politiques à la rédaction de la délibération, votée (chose rare) à l’unanimité, les conseillers territoriaux ont débattu plus de 3h ce mercredi sur le dossier de la « Route du fleuve », inscrit à l’ordre du jour de cette assemblée plénière extraordinaire consacrée uniquement à ce projet d’infrastructure qui ambitionne de désenclaver l’Ouest de la Guyane en reliant par la route Apatou à Papaïchton.
La « Route du fleuve », c’est un vieux serpent de mer. Depuis plus de vingt ans, le projet est présenté comme prioritaire pour désenclaver le bassin de vie du Maroni en construisant une route entre Saint-Laurent et Maripasoula. Il a été inscrit en 2016 au Schéma d’aménagement régional (SAR) de la Collectivité territoriale de Guyane (CTG), lui-même approuvé par décret ministériel, ainsi que dans le plan additionnel pour la Guyane de 2,1 milliards d’euros issu des Accords de Guyane de 2017. Pour autant, sa réalisation n’a jamais été achevée. Seuls les tronçons Saint-Laurent-Apatou et la moitié de celui entre Maripasoula et Papaïchton ont été réalisés.
De 2003 à 2010, le Conseil régional, qui devait bénéficier du soutien de l’Etat, a construit sur ses propres moyens et pour 78 millions d’euros le premier tronçon de cette route entre Saint-Laurent et Apatou, soit une soixantaine de kilomètres. Il a fallu attendre 2020 pour voir l’Etat lancer le chantier d’une route sur 32,5 kilomètres de piste entre Maripasoula et Papaïchton. À ce jour, seuls 12 kilomètres, plutôt en mauvais état, ont été exécutés.
Régulièrement présenté par les élus locaux comme un axe prioritaire du désenclavement du territoire, ce projet a été relancé en mars 2024 par le chef de l’Etat lors de sa rapide visite en Guyane. Emmanuel Macron avait alors demandé au Génie militaire la réalisation d’une étude, « dans les deux mois qui viennent », sur la possibilité « de tracer au moins une piste améliorée » entre Apatou et Papaïchton. Le président avait admis officiellement, au travers de cette annonce, la nécessité et le principe du désenclavement complet du bassin Ouest de la Guyane.
Cette étude a été réalisée et présentée aux élus de l’Ouest et de la CTG en décembre dernier. Elle propose une piste en latérite, construite entre 12 et 25 ans, pour 200 à 400 millions d’euros. Ces conclusions ont de nouveau été présentées ce mercredi par le lieutenant-colonel Vrignaud, conseiller génie du général des FAG.
Unanimes, les conseillers territoriaux ont rejeté cette proposition de piste améliorée et ont affirmé dans la délibération votée ce mercredi « la nécessité de construire une route revêtue ». « On ne veut pas les miettes, alors que cette route est vitale pour la Guyane. Je rappelle que pour la route du littoral à la Réunion, plus de 2,6 milliards d’euros ont été engagés » a souligné l’élu de la majorité Gilles Le Gall.
La délibération prise ce mercredi par la CTG définit également la réalisation du tronçon Apatou-Maripasoula comme « prioritaire » dans le projet de désenclavement routier total de la Guyane. Cette priorisation est justifiée par l’importance du bassin de vie du Maroni qui rassemble, selon l’Insee, 33% de la population guyanaise aujourd’hui et représentera la moitié de cette population en 2030.
Par ailleurs, parmi les différents itinéraires proposés par l’armée et par le groupe de travail de la CTG sur le sujet, les élus ont décidé de retenir le fuseau intermédiaire, avec un itinéraire à quelques kilomètres du fleuve pour assurer la desserte la plus fine possible de la population.
Enfin, décision importante, les conseillers territoriaux ont voté pour que la CTG assure la « maîtrise d’ouvrage et le financement de l’ensemble des études » pour la construction de la route et des pénétrantes associées (routes annexes reliant les kampus à la route principale). La collectivité lancera dès cette année un marché de maîtrise d’oeuvre portant sur la totalité des études techniques et sociales, estimées entre 30 et 40 millions d’euros.
Jusque-là, la collectivité avait inscrit dans sa PPI 5 millions d’euros pour des études sur le désenclavement routier. La délibération votée ce mercredi va beaucoup plus loin. Co-rapporteurs d’un rapport sur le projet de la « Route du fleuve », les élus Jessi Américain et Muriel Briquet ont souligné l’importance de mener des « études ambitieuses » et non « au rabais ». « 30 millions sur plusieurs années, ce n’est pas grand-chose sur un budget clôturé l’année dernière à 1 milliard d’euros » a mis en balance Muriel Briquet. « Il faut prendre le lead des études pour être sûr d’avoir ce que l’on souhaite et ne pas subir comme pour le tronçon Maripasoula-Papaïchton. »
Pour son comparse Jessi Américain, la prise en charge de l’ensemble des études par la CTG est un gage de la volonté politique de la collectivité de réaliser ce projet, mais aussi un gage de crédibilité pour négocier ensuite avec l’Etat une partie du financement. « On est conscient que la CTG ne pourra financer seule les travaux, mais les études c’est possible, donc il faut y aller. Balayons devant chez nous avant de critiquer l’Etat. Pour l’instant, on n’a pas encore fait notre taf sur cette question. A la CTG de prendre ses responsabilités. »
Les deux élus ont fini par être entendus, au prix de beaucoup de salive dépensée. La prise en charge de l’ensemble des études a été inscrite dans la délibération de la CTG avec une demande de participation financière de l’Etat, des communes concernées et de la CCOG. Un cahier des charges « large et précis » devra être rédigé en vue de lancer dès 2025 les marchés pour ces études dont la durée est estimée à 3-4 ans.
Un comité de suivi sera prochainement mis en place pour suivre les avancées de ce projet et notamment la notification du marché pour les études.
« On a enfin compris les enjeux associés à cette infrastructure »
A l’issue de l’assemblée plénière ‘AP), l’élu saint-laurentais d’origine bushinengué Jessi Américain ne cachait pas sa satisfaction d’avoir enfin obtenu un positionnement politique tranché de la CTG sur ce dossier de la « Route du fleuve », l’un des points de son programme lors des élections territoriales de 2021.
Plusieurs des recommandations du rapport qu’il a co-rédigé avec Muriel Briquet ont été reprises ce mercredi dans la délibération de l’AP. Notamment de prendre en compte dans les études l’avis des populations via des études sociologiques, historiques, patrimoniales, et d’accoler à ce projet d’infrastructure un projet de développement économique et social. Une nécessité pour éviter l’exode qu’a par exemple connu Régina suite à la création de la route de l’Est.
« C’est important, car quand on construit des infrastructures en Guyane, on est sur la partie technique et financière, on oublie le point de vue des populations. Aujourd’hui, je pense que l’on a enfin compris les enjeux associés à cette infrastructure qui va impacter la moitié de la population guyanaise », a-t-il souligné à l’issue de l’assemblée plénière.
Cette prise en compte des avis permettra notamment de sauvegarder, une fois que la route sera là, les activités traditionnelles des populations, qu’elles soient agricoles avec les abattis, culturelles ou cultuelles.
Une fois les études lancées et réalisées, restera à solutionner la question du financement des travaux. Sachant que pour une piste en latérite, l’armée a chiffré les coûts entre 200 millions et 400 millions d’euros (un prix qui n’inclut pas les surplus, les ouvertures de carrières, la logistique, les équipements de sécurité, les axes parallèles pour relier les kampus à la route principale), la construction d’une route en dur coûtera bien plus que cela. Il y a beaucoup d’ouvrages d’art à réaliser – entre 120 et 180 selon le Génie militaire -, 220 à 270 km de route à faire en fonction du tracé retenu et des obstacles majeurs comme les rivières Mana ou Petit-Inini à passer, en plus de reliefs importants allant jusqu’à 690m.
Les finances de la collectivité ne pourront supporter sur fonds propres la construction d’une telle infrastructure dans une zone où les surcoûts de logistique sont importants. « Il faut y aller étape par étape » appelle Jessi Américain. « On a décidé de financer les études qui permettront de déterminer à l’euro près combien ça va coûter et là on sera en mesure d’aller chercher des partenaires financiers » pose-t-il comme méthode.
Au cours de l’AP, plusieurs idées ont été formulées sur les possibilités de financement. Notamment d’inscrire le projet au Contrat de convergence et de transformation (CCT), partenarial entre l’Etat et la CTG. La mobilisation de fonds gouvernementaux et européens a également été évoquée. Rodolphe Alexandre a par ailleurs proposé la souscription d’un « emprunt globalisé de la collectivité, gagé par le Cnes par exemple » et accompagné par « des fonds européens levés avec l’accord de l’Etat ». Une solution qui permettrait de ne pas contractualiser le projet via le CCT, que le chef de file de l’opposition et ex-président de la CTG estime inefficace. « Le CCT parcellise les projets et les rallonge au risque de ne jamais les voir aboutir. »
Par ailleurs, la mise en place d’un programme exceptionnel d’investissement dédié au désenclavement a été inscrite dans la délibération votée par les élus.
Quel statut pour la route ?
Même si cette étape n’est pas encore à l’ordre du jour, la question des partenaires financiers et notamment de la participation de l’Etat sera centrale pour la réalisation de la route. Selon Jessi Américain, le gouvernement « n’est pas contre » sinon le président « n’aurait pas proposé de faire des études pour voir ce que l’on peut faire. A nous de faire notre partie du travail : financer les études et monter un plan de financement en partenariat avec l’Etat qui aujourd’hui n’est pas un frein. »
Jean-Paul Fereira, président par intérim de la CTG, est plus mesuré sur la volonté politique parisienne de voir la « Route du fleuve » être réalisée. « On attend un vrai engagement de l’Etat, qui depuis 40 ans traîne des pieds pour réaliser cette route » a-t-il relevé à l’issue de l’AP. Même constat pour le collectif Apachi, présent lors des débats, qui attend que l’Etat assume ses responsabilités. « La CTG a la compétence de l’aménagement du territoire mais la responsabilité de désenclaver, c’est-à-dire l’égalité des chances, elle est d’abord constitutionnelle. C’est l’Etat qui est garant de cela et pas la CTG. Voilà pourquoi il était important de s’engager sur des études pour mettre l’Etat en face de ses responsabilités » a estimé Aldo Neman, président du collectif et candidat aux législatives partielles de 2024.
Satisfait de la délibération prise, le collectif reste cependant mobilisé pour « le désenclavement total de la Guyane« . Il poursuit d’ailleurs son travail en ce sens et a récemment lancé un second recours contre l’Etat, après un premier en octobre 2023, sur la base de la Constitution, sur cette question du désenclavement. Apachi espère obtenir une réponse écrite du gouvernement et un engagement de ce dernier, notamment sur le futur statut de la « Route du fleuve ». Un aspect « qui n’a pas été du tout évoqué » par les élus ce mercredi souligne Aldo Neman.
Or le statut de la route (nationale ou départementale) est un enjeu essentiel, notamment pour la question de l’entretien estimé à 15 millions d’euros par an par l’armée pour une piste revêtue et 10 millions annuels pour une piste en latérite. Pour rappel, sur le tronçon Saint-Laurent-Apatou, ce statut de la route a posé de nombreux problèmes en termes d’assurance. Considérée officiellement comme une piste depuis sa construction, la route a fini par devenir en avril 2024 une route départementale officielle gérée par la CTG.
Photo de Une : la « Route du fleuve » est un vieux serpent de mer. Ce projet est pourtant considéré comme un préalable au désenclavement et au développement de l’Ouest de la Guyane © Archives Guyaweb